Deux communications de colloques sur Pierrette Micheloud par Catherine Dubuis

Exposé à Saint-Martin, le 22 octobre 2016, à l’occasion de l’AG de la Société d’Histoire du Valais Romand

Pierrette Micheloud, le choix de l’ailleurs

Je rappelle d’abord une autre figure littéraire pour introduire Pierrette Micheloud : celle, bien connue maintenant des Valaisans, puisqu’elle est entrée dans le patrimoine culturel de ce canton : Marguerite Burnat-Provins. Vous verrez d’ailleurs qu’elle n’est pas sans liens avec Micheloud, dont elle est l’aînée d’un peu moins de cinquante années (1872 – 1915). Comme vous le savez, MBP n’est pas suisse d’origine, mais française d’Arras ; elle a suivi une formation complète en beaux-arts à Paris où elle rencontre Adolphe Burnat, qu’elle épouse en 1896 et qu’elle suit à Vevey, pour s’installer dans la maison familiale des Burnat, rue d’Italie. Les choses ne tardent cependant pas à se gâter : les deux sœurs d’Adolphe, célibataires, se scandalisent du comportement de Marguerite, qui, elle, n’a aucunement l’intention d’abandonner ses activités artistiques. Elle ouvre une boutique d’art décoratif, elle peint, elle donne des conférences. Premier choc avec une communauté traditionnelle qui entend confiner la femme dans ses rôles ancestraux : ménage, couture et ragots. Les choses s’arrangent un peu quand Adolphe, alerté, décide de déménager à la Tour-de-Peilz, dans une petite maison avec un grand jardin dans lequel il fait construire un atelier pour sa femme.

L’ennui cependant gagne Marguerite ; elle ne voit jamais son époux, pris dans de multiples activités professionnelles et communautaires (nombreuses réunions de comités et commissions). L’horizon s’éclaircit quand Ernest Biéler, ami du couple, l’invite à découvrir le Valais, où il occupe un chalet cossu dans la commune de Savièse. C’est alors l’éblouissement. MBP adore immédiatement ce pays sec et âpre qui convient à sa fragile complexion (elle craint par-dessus tout l’humidité, et la proximité du lac à Vevey ne lui vaut rien). Elle connaît à Savièse un extraordinaire épanouissement de ses facultés créatrices : en plus de la peinture, qui fera d’elle l’un des meilleurs représentants de l’Ecole de Savièse, elle se met à l’écriture. On connaît bien le beau livre intitulé Petits Tableaux valaisans (1903), qui sera suivi de Chansons rustiques, Le Chant du verdier, Sous les noyers, tous livres qui chantent son amour du Valais et de ses habitants, modèles pour elle de la vie saine, loin des miasmes de la ville.

C’est mue par cet élan d’amour pour un pays qu’elle a adopté et qu’elle croit qu’il l’accepte en retour qu’elle crée, en 1905, la Ligue pour la Beauté, qui deviendra le Heimatschutz ou Patrimoine suisse et ses nombreuses sections cantonales. Elle est même l’auteure, assez controversée, il faut le dire, de l’affiche de la Fête des Vignerons de 1905.

Mais en 1906, tout se gâte. Les notables de la commune de Savièse, déjà très réservés quant à la présence de cette femme mariée, étrangère de surcroît, qui vit sans son époux plusieurs mois par an dans le chalet d’un homme qu’on lui attribue immédiatement pour amant, Ernest Biéler, scandalisés par la liaison qu’elle entame avec Paul de Kalbermatten, jeune ingénieur issu d’une des familles en vue de Sion, décident de l’interdire de séjour à Savièse. Ils saisissent l’occasion de la publication du Chant du verdier, livre à vrai dire bien anodin à nos yeux, pour la chasser de la commune. Voici comment elle raconte la chose :

« Mais le mal s’est établi entre moi et cette terre aimée comme le ver dans le bourgeon et le poison dans la fleur.
Voici l’histoire de mon exil, car la malignité de quelques hommes m’a contrainte à quitter ce beau pays pour n’y retourner jamais. […] J’ignorais tout de cette affaire lorsqu’un jour d’hiver, étant à la ville, je fis demander à Edouard de m’apporter mes souliers cloutés pour monter.
Edouard, qui était le jardinier de mon enclos arriva «contre le soir». Il m’avait toujours aimée à sa façon. En me voyant il s’écria, moitié pleurant : Ah ! Madame, qu’avez-vous fait ! N’allez plus là-haut, ils vous tueront. Vous avec trois mille personnes contre vous, toute la commune ! C’est fini, pauvre de vous !
Il me parut qu’Edouard perdait le sens. Je demandai :
Et pourquoi donc ?
– Pourquoi ! grand Dieu ! pour ce livre noir et rouge, celui du diable que vous avez écrit contre nous tous. Depuis lors je suis abandonné parce que je vous ai servie. Ils ont dit qu’ils ravageraient mes champs au printemps ; nous n’avons plus d’amis, la femme et moi nous sommes tout seuls à la veillée à cause de vous, nous avons tout perdu…
J’eus le vague pressentiment de l’indemnité, mais Edouard reprit :
Vous avez toujours été bonne pour nous, je vous le dis, n’y allez plus jamais ou vous aurez le couteau entre les deux épaules.
Il me raconta la lecture en séance du conseil et ce qu’on avait fait croire à ceux qui n’avaient rien lu. »

MBP quittera la Suisse définitivement pour n’y revenir que sporadiquement, en butte aussi bien à l’animosité des Veveysans (elle divorce d’Adolphe en 1908 et se remarie avec Paul en 1910) qu’à celle des Saviésans. Le Valais s’est bien rattrappé depuis en l’intégrant à son patrimoine culturel, comme je l’ai dit. Le temps a fait son œuvre, mais à mes yeux il y a là l’histoire d’un malentendu et d’un choc culturel exemplaires !

***

Pierrette Micheloud, elle, a choisi l’ailleurs, comme l’indique le titre de mon exposé, titre que je dois à Jean-Henri Papilloud, que je remercie pour sa justesse. Il n’est pas erroné de dire que si Pierrette a été très attirée par la figure de MBP, c’est que l’exil de cette dernière, qui n’était pas choisi, à la différence du sien, l’a touchée comme si elle rencontrait une sœur en infortune. Par ailleurs, ce qui les unissait, c’est l’amour du Valais et le souci de protéger la beauté des paysages des ravages de la modernité. De plus, poètes toutes deux, elles se rencontraient en poésie.

Deux choses encore, qui touchent aux racines valaisannes de PM : dans le «roman» de sa naissance, la poète a toujours déclaré être née à Vex (alors qu’elle a vu le jour à Romont) Deuxième fait à souligner : sa mère étant protestante, la jeune Pierrette revendique avec force son appartenance à la religion réformée. Deux attitudes qui pourraient sembler contradictoires, mais qui soulignent le côté provocateur de la poète. Ne pas être comme tout le monde, aimer le Valais mais s’en démarquer. Puis Micheloud choisit, au début des années cinquante, d’aller vivre à Paris. Comme pour se prémunir d’une aventure malheureuse comme celle de MBP, elle décide de se plonger dans une ville où elle ne connaît presque personne et où elle va mener une vie difficile et riche à la fois de rencontres et d’amitiés ferventes. Elle tourne ainsi le dos au milieu littéraire romand, et en particulier valaisan, ce qui lui vaudra, en retour, un isolement, une ignorance et une sorte d’ostracisme qu’elle ne cesse de dénoncer dans son Journal et dont elle souffre sans toujours vouloir le reconnaître. Elle a pourtant, au moment de son départ, déjà publié cinq recueils de poésie, d’abord chez Held à Lausanne, puis aux Editions des Rivières à Lausanne également.

Quelles sont les raisons de ce choix ? Elle-même ne les discerne pas toujours nettement : « Je ne sais pas pourquoi je pars. J’obéis à une volonté, la mienne, qui me dépasse.» Ailleurs, interrogée sur cette «rupture» qu’elle s’est imposée par rapport à son pays natal, elle répond : « Je ne pense pas qu’on puisse rompre avec quoi que ce soit. Disons qu’il y a apparence d’éloignement.» Et elle dessine un motif, celui de la difficulté de la vie à Paris. «En Suisse, dit-elle, la vie est facile, la vie est belle, le roc lui-même est tendre. Instinctivement, j’ai toujours recherché la difficulté. […] Cette difficulté a ouvert des chemins en moi-même.» Autre motif : de Paris elle a mieux compris la Suisse. S’éloigner donc, pour mieux voir son pays. Et de fait, la poésie de Pierrette Micheloud n’a cessé d’exalter le Valais. On peut risquer d’autres hypothèses : le besoin d’élargir son horizon, d’échapper au cocon un peu oppressant de la famille, le goût de l’aventure et l’attrait de la capitale. Et aussi sans doute la poignante nécessité de parvenir à être ce qu’elle est, sans fard : une femme qui aime les femmes.
Dès l’été 1951, Pierrette Micheloud met à exécution un projet de diffusion de sa poésie pour le moins original. Et les lieux qu’elle choisit sont ceux de son Valais bien-aimé. En effet, elle décide de partir à bicyclette sillonner les vallées valaisannes en récitant ses poèmes dans les cafés, les carnotzets, les salles de village, tous les endroits où on veut bien l’accueillir. Elle y récolte compliments et quolibets, qu’elle raconte plaisamment dans son Journal de mes amours. Certes, cette initiative a dû être considérée par l’establishment littéraire romand du même œil que celui avec lequel Ramuz regardait MBP revêtant le costume saviésan pour descendre au marché de Sion et dont il se gaussait avec ses amis.

Paris, certes, mais chaque année, en dehors de ses tournées de «troubadour», comme elle les appelle, Pierrette Micheloud se rend chez ses parents à Belmont-sur-Lausanne, et en Valais aussi, pour des vacances, pour lesquelles elle loue le chalet le plus rustique qu’elle puisse trouver. Et chaque année, elle fête le 1er août.

1er août 1987

« Ce que je pense du 1er août.

Quand j’étais enfant, puis adolescente, le 1er août faisait vibrer en moi une corde parentale très profonde avec ce qu’on appelle LA PATRIE. Ma sœur et moi nous allions sonner la cloche de la chapelle protestante aux Mayens-de-Sion, où nous avions un chalet, et j’avais vraiment l’impression que les sons de cette cloche, unis à tous les clochers de la Suisse, formaient un réseau protecteur au-dessus du pays.
Les années passant, la notion de patrie s’est de plus en plus estompée, remplacée par une relation d’amour avec la Terre entière. Il n’est plus question d’un pays spécifique, mais de cette planète qui nous porte dans l’espace comme une arche, sans enfreindre la voie que son étoile lui a tracée, voguant à force d’aimer.
Il est pourtant un symbole de la Suisse qui ne cesse de m’émouvoir, sa croix, non pas celle de son drapeau, mais celle que forment, en partant du même massif de montagne, nos quatre grands cours d’eau : l’Aar, le Tessin, le Rhône, le Rhin… »

Pour répondre à l’ostracisme dont elle se sent frappée de la part des écrivains romands, et de l’une de ses bêtes noires, Maurice Chappaz, elle brosse ce tableau dont vous avez en main une copie, où figure tout ce qui compte dans le milieu littéraire romand. La charge peut faire sourire, mais elle reflète une vraie souffrance. Enfin, le Prix culturel de l’Etat du Valais, en 2002, mettra du baume sur son cœur, mais bien tardivement.

En bref, la trajectoire de Pierrette Micheloud démontre la dure loi suivante : on ne peut pas à la fois y être et ne pas y être, pour paraphraser une célèbre formule. Entre l’exil imposé à MBP et l’exil choisi de PM, la différence est réelle, mais la souffrance tout aussi présente. Dans le cas de PM, le choc ne s’est pas produit de manière frontale, puisqu’elle l’a esquivé en choisissant la fuite. Et quand elle y revient, pour ses tournées de troubadour, elle utilise sa poésie comme un rempart, un écran qui la protège d’une confrontation qu’elle craint de ne pouvoir supporter.

Pour conclure, je vous citerai ce beau passage du Journal :

Citation du journal de PM, 22 juin 1990. Invitée dans le cadre d’une émission à Radio Lausanne, avec Véra Florence et Imelda Goy, intitulée La Musique et vous.

«C’est ma vie qui se déroule, au gré des musiques qui l’ont marquée. D’abord l’hymne valaisan :
“ Quel est ce pays merveilleux
Que je chéris où je suis né
Où l’alpe blanche jusqu’aux cieux
Elève son front couronné.

Pays où le Rhône a son cours
Noble pays de mes amours.”

Chaque fois que nous traversions le Rhône, à Saint-Maurice, Papa se mettait à chanter ce chant. Nous joignions nos voix à la sienne. Nous étions en VALAIS.»

Catherine Dubuis

 

Communication de Catherine Dubuis au colloque « Mémoires du Rhône »
Sion, Les Arsenaux, 1er décembre 2017

« Un fleuve ne connaît que le moment présent »

« L’eau coule et c’est toujours le même flot / La voix qui meurt dans la voix qui renaît. »
« Le fleuve n’a pas de regrets. Chacun de ses flots est l’échange mystérieux de l’instant qui meurt et de celui qui renaît. »

Pierrette Micheloud, on le sait, a toute sa vie entretenu des rapports ambigus à son pays d’origine. Née en 1915 d’une famille dont les racines sont à Vex, dans le val d’Hérens, elle choisit d’aller vivre à Paris au début des années 50, recherchant dans l’éloignement à la fois la liberté dont elle a besoin pour s’épanouir et le gain d’un regard lucide sur ses origines. Elle n’en demeure pas moins profondément attachée à sa patrie et y revient régulièrement, année après année. Dès 1950 et jusque vers la moitié des années 60, elle sillonne le Valais et ses vallées à bicyclette, donnant lecture de ses poèmes dans les villages, couchant dans des chalets souvent très frustes, accompagnée parfois d’amies qui apprécieront diversement ces aventures montagnardes! Le Valais reste donc pour elle un lieu d’attraction puissant qu’elle ne cessera d’arpenter, de goûter, de chanter dans ses vers, et surtout de dire dans ses proses (récits autobiographiques, évocations naturalistes), tout en rappelant la difficulté pour elle de se sentir complètement en accord avec lui. Sur l’ensemble de l’œuvre, deux livres se détachent, qui vont faire l’objet de ma communication, puisqu’ils mettent en scène le Rhône comme acteur principal. Deux textes fondamentaux pour traiter les rapports de la poésie de Pierrette Micheloud avec le Rhône, inspirateur, source et miroir d’un tempérament: regard sur… le Rhône et Valais de cœur.

Deux thèmes entre autres ressortent de ma lecture, qui renvoient de manière intime à la mystique personnelle de l’artiste. Le premier, qui m’a paru évident dans la perspective de travaux suscités par une association dénommée « Mémoires du Rhône », qui nous reçoit aujourd’hui, est l’axe de la mémoire, précisément, élément essentiel du monde intérieur de Pierrette Micheloud. Le deuxième thème, également en lien avec la poétique micheloudienne, concerne le rapport étroit qui unit, dans cette poétique, l’eau et la pierre. La pierre, cinquième élément aux côtés de l’eau, de la terre, du feu et de l’air, est centrale à plus d’un titre dans cette œuvre, et j’y reviendrai.

Dans la mystique personnelle de Pierrette Micheloud, l’homme et la femme sont des fragments arrachés au cosmos et précipités sur la terre par une entité spirituelle supérieure, pour un laps de temps déterminé. Au terme de leur cycle terrestre, profondément transformés, ils rejoindront le cosmos. Quelques êtres privilégiés, dont les poètes, gardent en mémoire des visions, des fulgurances de ce passé cosmique (une des expressions qui revient le plus souvent chez Pierrette Micheloud est « en amont des souvenirs » ou, variante qui ne s’oppose en rien à la précédente malgré les apparences : « en amont de l’oubli », titre d’un de ses recueils) et pressentent le destin futur de l’humanité : selon le mythe de la Gynandre, créé par l’artiste, tous les êtres seront entiers, aptes à se reproduire par eux-mêmes, réalisant l’unité originelle avant la scission entre les deux genres et la guerre des sexes. C’est aux poètes de transmettre ce savoir aux humains et d’en sonder le mystère, grâce à la poésie. Cette dernière est donc investie d’une mission qui se rapproche de la maïeutique : faire accoucher le monde de son mystère. Claudine Gaetzi, à qui nous devons le Catalogue qui accompagnait l’exposition des toiles de Pierrette Micheloud à la Grenette à Sion en 2015, pour marquer les cent ans de la naissance de l’artiste, a puisé dans les manuscrits inédits du fonds Micheloud, déposé à la Médiathèque Valais-Sion peu avant la mort de l’écrivaine. Elle en a retiré des pépites, telle celle-ci qui rejoint ce que je viens de dire sur la nature de la mémoire chez Pierrette Micheloud : « Naître avec quoi ? Une mémoire cosmique, antérieure à la naissance. Souvenirs enfouis dans les profondeurs d’un passé inaltérable, aussi ancien que l’univers lui-même… […] Cette mémoire cosmique est devenue le terreau de ma poésie. Je pourrais même l’appeler ma mémoire poétique. » Ces êtres privilégiés, elle les désigne aussi sous le terme de pharaons, ces phares (sans jeu de mots) de l’humanité. Rappelons que Pierrette Micheloud a contribué à la création d’une revue littéraire intitulée « Les Pharaons », dont elle signait les éditoriaux, et où elle publiait des articles fouillés sur les grands poètes du moment. Cette prescience chez certains êtres du passé et de l’avenir de l’homme explique chez Pierrette Micheloud sa fascination pour les astres et leur obscure puissance, pour les signes du zodiaque et pour les quatre éléments, dont la pierre est le cinquième, élément primordial pour elle qui se sent, sur ce point, prédestinée par son prénom. Preuve en soit ce poème-manifeste, tirés du recueil Tant qu’ira le vent (1966), qui insiste sur le lien entre son désir de mettre en pleine lumière ses choix de vie et son origine dans cet élément premier qu’est la pierre, toujours en lien avec l’étoile (chez Micheloud, la pierre est toujours en passe de devenir une étoile, ou de venir d’une étoile…)  :

PIERRETTE
Perdre tout pour gagner une étoile
Inciter le jour à éclater
Enfreindre la punition mortelle
Résoudre l’absolu par le feu
Remonter le fleuve à contre-flot
Elire déesse la clarté
Torturer de lumière les masques
Tendre un fil de chanvre sur l’abîme
Etre vivante jusqu’à la pierre.

Dans cette existence où la mémoire joue un rôle aussi central, lambeaux de mémoire antérieure, on l’a vu, mais aussi souvenirs vécus (deux livres sont consacrés à son passé, L’Ombre ardente et Nostalgie de l’innocence), rappel constant dans la correspondance des dates anniversaires (mort de son père par exemple), journal tenu pendant des décennies, ramifié en journal privé et en journal littéraire, une entité telle qu’un fleuve, au premier abord sans mémoire, et qui, de plus, structure le pays natal comme une véritable colonne vertébrale (« Et le Valais, n’est-ce pas avant tout “le pays où le Rhône a son cours” ?), ne pouvait que retenir l’attention de la poète. Dès l’en-tête de regard sur… le Rhône, l’union de l’eau et de la mémoire sont convoquées par le biais de la citation de Pierre Jean Jouve : « Les arbres sont géants les temples sont levés / Pareils à des dents pures sur le rocher / Le fleuve descend prenant les sables qu’il adore / Les fonds sont allégés par la mémoire. » et dans Valais de cœur : « Valaisans, un fleuve a sculpté votre pays. C’est l’eau nivéale, épouse du feu. Il la féconde et elle engendre ma mémoire. » L’entreprise la plus évidente pour qui manie les mots était de doter effectivement d’une mémoire ce qui par nature n’en a pas, donc de recourir à l’écriture. Le texte se fait monument, mémorial en l’honneur du fleuve ; pour rester dans la proximité des métaphores micheloudiennes, le texte devient stèle, pierre dressée : « Rhône, beau fleuve dont je suis le chantre aléatoire, par moment ton double […] ». La fusion entre la poète et son objet, le fleuve à suivre dans son cours, trouve un écho des années plus tard, en 1983, dans un recueil intitulé significativement Les Mots la Pierre : « Pierre grand œil fermé de ma source / Tant d’aunes depuis, je suis un fleuve / Qui fleure déjà le goût du sel. » Magnifique image, l’approche de la mer préfigurant celle de la mort. Par ailleurs, le fleuve sans mémoire n’a ipso facto pas de regrets ; il est ainsi prêt à devenir le réceptacle des souvenirs de la poète, et en même temps la source de sa nostalgie : « Souvenirs qui font d’un fleuve une histoire, et de cette histoire une succession d’images parmi lesquelles se retrouve un cours primitif, grandiose, jouant des plus saisissants contrastes. » En effet, le fleuve dont elle aime le plus à se souvenir, c’est celui de son enfance à elle, quand il coulait sans brides, sauvage et désordonné.

Mais, revenons un peu en arrière. Je l’ai dit, deux livres ont donc été à la base de mon analyse, deux livres séparés de près de quarante années. Le plus proche de nous, édité par les éditions valaisannes Porte-Plumes (qui, je crois, ont cessé leur activité depuis 2007), s’inscrit dans une collection intitulée « Carnets Verts », dont les volumes parus portent tous le titre distinctif de regard sur… Ils sont tous illustrés d’aquarelles. En voici quelques titres :
regard sur… Saint-Maurice, 2001 (Jacques Tornay et Jean-Pierre Coutaz)
regard sur… le val d’Hérens, 2002 (Henri Maître et Dominique Lugon)
regard sur… le val d’Entremont et le val Ferret, 2002 (Jacques Darbellay et Pierre-Yves Gabioud)
regard sur… Verbier et le val de Bagnes, 2002 (François Perraudin et Arnould Oosthoek)
regard sur… Zermatt, 2004 (Pierre Imhasly, traduit par Colette Kowalski et Herbert Theler)
regard sur… le Valais de vignes, 2007 (Bernadette Duchoud et Olivier Taramarcaz)

Le volume de Pierrette Micheloud, dont j’ai mentionné l’exergue tout à l’heure, s’intitule donc regard sur… le Rhône ; il est paru dans la collection en 2002, illustré d’aquarelles de Françoise Carruzzo. Si j’ai choisi de commencer mon analyse par le texte le plus récent, c’est que d’une certaine manière, il n’a pas l’épaisseur métaphorique de son aîné, privilégiant l’axe horizontal, mimant le cours du fleuve de sa source à son embouchure dans le Léman. Il est possible que le fait d’entrer dans une collection ait été plus contraignant pour l’artiste, et a conduit au choix d’un texte plus explicite, moins chargé de symboles. Pierrette Micheloud opte ici pour une souple prose descriptive, ondoyante à l’image de son objet. Les noms de lieux abondent, les références historiques et culturelles (Mathieu Schiner, Rilke) ancrent le récit dans la géographie valaisanne et dans certains événements du passé. Si l’analogie utilisée par la poète entre le cours du fleuve et le développement d’un être humain est à maints égards banale, naissance (le glacier), enfance (le Haut-Valais), âge mûr (le Bas-Valais), mort provisoire dans le Léman, elle forme cependant le lit principal du récit, que d’autres métaphores, plus originales et en lien avec la poétique de l’écrivaine, viennent, tels des affluents, enrichir et lui donner une nouvelle force. Ainsi, le Rhône, c’est d’abord une voix porteuse de messages intemporels, bravant le temps et les métamorphoses de la modernité : « Il y avait jadis, le long du Rhône, des lieux où soufflait un air chargé de messages qui devenaient voix aux oreilles attentives […] » C’est une figure du poète (« Adieu Rhône poète ! » écrit-elle dans Valais de cœur), avec son chant caractéristique (« le son de l’eau et de la flamme »), mystérieux et sauvage, qui souvent se mue en clameur, et que seuls sauront traduire ceux qui l’entendent, même quand il est muselé par les violences des hommes (barrages, endiguements, vacarme des forces motrices). Les fortes réticences de Pierrette Micheloud à un certain type de modernité se font alors jour, non sans qu’elle reconnaisse que les successives corrections du cours du Rhône ont transformé une partie du Valais en paradis de vergers. C’est là l’occasion de saluer en passant Marguerite Burnat-Provins, fondatrice du Heimatschutz, dont les affiches sur les produits de Saxon sont largement connues. Ces réticences peuvent prendre des accents prophétiques : « Le ciel est toujours le Ciel, la terre est toujours la Terre, même brutalisée, souvent méconnaissable. Le dernier mot ne sera pas celui de notre humanité, mais le sien… » Cependant les allusions aux dégâts causés à la terre par l’activité des hommes restent légères, le récit ne s’appesantit pas, ce n’est pas son objet. Et puis, il faut bien s’accommoder des transformations du monde moderne, Pierrette n’oublie pas qu’elle écrit pour des lecteurs de l’an 2000 : « Quels que soient les changements survenus le long de son parcours, il n’en est pas moins le fleuve, présent à sa légende […] ». Comme l’être privilégié qu’est le poète, le fleuve est en relation avec les forces telluriques qui entretiennent son énergie et sa puissance créatrice : «  A Blitzingen, des gorges profondes l’attendent qui lui feront pressentir les entrailles de la Terre, où brûle le feu noir des transmutations.» Et puis deux histoires se rencontrent et se joignent au fil du texte, la grande Histoire (la destitution du cardinal Schiner par la levée de la mazze en 1517 par exemple) et l’histoire personnelle de la conteuse, tissée de souvenirs d’enfance, car la nostalgie domine le monde intérieur de Micheloud : « Enfant, j’ai connu le Rhône sauvage. » D’emblée, le rapport au fleuve s’inscrit dans une nature inviolée, l’enfance étroitement liée à la sauvagerie de l’eau. Bramois, que le fleuve évite, est l’occasion de rappeler ses tournées estivales de lectures dans les villages : « Bramois, où le troubadour que je fus aimait à faire une halte au Café près du vieux pont sur la rivière ; le chrome de ma bicyclette brillant au soleil…». Ou encore « Saint-Maurice, “ la ville des curés ”, comme je l’appelais, enfant, avec une certaine peur ».
Enfin, corollaire de l’être sans mémoire, le Rhône est aussi une figure du phénix, puisqu’en mourant dans le Léman, il va renaître pour poursuivre sa course à travers la France jusqu’à la Méditerranée. Cependant, le texte s’arrête à l’embouchure du fleuve dans le lac, et ne fait qu’annoncer sa renaissance future, car ceci est une autre histoire, signalée par l’emploi du futur : « A Genève où tu renaîtras, cette mort derrière toi, tu ne t’étonneras pas de voir le ciel se réfléchir dans ta transparence.»

Le deuxième livre que j’ai retenu est antérieur d’une quarantaine d’années. Paru en 1964, Valais de cœur fut un gros succès de librairie pour Micheloud, qui reçut à cette occasion le prix Schiller, reconnaissance bienvenue pour celle qui se sentait trop souvent oubliée du milieu littéraire helvétique. Même si Valais de cœur ne parle pas expressément du Rhône, sauf dans le poème liminaire et dans un chapitre, intitulé précisément « Valais de cœur », tout le livre est comme irrigué par la présence du fleuve. La prose poétique est à nouveau choisie, et fait surgir un autre thème cher à Pierrette Micheloud, qui est l’alliance de la pierre et de l’eau, la pierre, cinquième élément dans la cosmogonie de l’artiste. Prose donc, dans la majeure partie du livre, outil que l’écrivaine manie ailleurs avec fluidité, que ce soit pour évoquer des souvenirs (L’Ombre ardente, Nostalgie de l’innocence) ou pour exalter l’âme des fleurs sauvages, par exemple (Seize fleurs sauvages à dire leur âme). Ici, ce talent se déploie à suivre une demi-douzaine d’affluents du Rhône qui vont former la propre chair du fleuve. L’eau ruisselante est chargée de tous les miracles du monde, elle inclut l’être humain dans ce qu’il possède de plus profond et intime pour Pierrette, son nom : « Un ruisseau se chargeait soudain de ses syllabes, les emportait à travers le pré, les unissait au MIroitement des cascades, aux CHEvauchées des torrents, aux LOUanges des lacs. Toutes les eaux venaient à lui, précisant son destin par un chant que nulle terre ne pouvait retenir. » Souvenons-nous aussi que son prénom est lié à cet élément primordial qu’est la pierre (pour l’anecdote, certains de ses correspondants l’appellent d’ailleurs « petit caillou » ou « cher caillou »). La pierre et l’eau donc, présents dans son nom. Par ailleurs, on trouve de nouveau cela dans regard sur… le Rhône, le jeune fleuve, en écolier appliqué, apprend des montagnes qui l’entourent à « lire la pierre », savoir qui lui donne force et confiance et qu’il saura parfois transformer en lumière (fiat lux, « le premier mot de Dieu »). Dans Valais de cœur, l’image est déjà là : « Adieu mon enfance / La montagne recule / avec son livre de pierre » Enfin, si l’on se souvient que Pierrette était très attachée à sa sœur Edmée, musicienne et mosaïste, il ne lui est pas indifférent que le fleuve offre ses galets, qu’il a polis et repolis, comme l’huître offre sa perle, cadeaux que l’artiste saura rassembler pour en faire des tableaux, « mosaïques d’amour ». De son côté, Pierrette collectionne des pierres glanées sur les bords du fleuve depuis son enfance, rappelle Claudine Gaetzi dans son Catalogue, sur lesquelles elle écrivait des poèmes à l’encre de Chine. Geste qu’elle commente ainsi : « « N’est-ce pas dans le cœur de ces pierres que vit le secret du fleuve, et dans cet intime secret que chante sa vie ? »

Mais venons-en au poème liminaire, intitulé significativement « Ce Rhône, notre vie ». Il se distingue du reste du texte par le choix stylistique du vers et sa position en tête de l’ouvrage. Par ailleurs, le déictique souligne la place centrale qu’occupe le fleuve dans la géographie valaisanne, le possessif implique son appropriation par l’auteur, et fait d’elle le membre d’une communauté pour qui l’existence du fleuve est source essentielle de vie. C’est aussi l’amorce (et la reprise) de la métaphore filée tout au long de regard sur… le Rhône, prête à être réactivée dans le poème : le cours du fleuve analogue au cours de la vie humaine. Colonne vertébrale, arbre de vie (et Pierrette mettrait bien sûr une majuscule au mot « Vie »), le Rhône structure, irrigue, envahit et féconde le pays valaisan. Le poème met en scène dès le début de manière saisissante les rapports ambigus de Pierrette avec son pays d’origine, dont j’ai parlé auparavant. Alors que son père et sa mère, comme elle le dit dans un poème de Douce-Amère, ont réussi l’harmonieux mariage du mélèze valaisan et du sapin jurassien, dont elle est le fruit, elle-même peine à réaliser l’union de la pierre et de l’eau : « L’eau et la pierre / La pierre et l’eau / Ce difficile amour ». Ici, il est évident que si l’écrivaine est présente sous la forme de la pierre (Pierrette), l’eau figure le Valais tout entier, sous la forme du fleuve qui le traverse et le structure. Le Rhône devient l’hypostase du pays natal tout entier. Et elle enchaîne : « Etre de ce pays / Solitaire et secret ». Son désir d’appartenance est nettement signifié par l’infinitif injonctif. Mais l’infinitif pourrait aussi être interprété comme une prise de conscience de cette appartenance, envers et contre tout, tel un destin.

Le premier mot du poème est « Blessure » qui confère d’emblée une gravité à ce qui va être raconté ou évoqué, c’est-à-dire à nouveau le parcours d’un fleuve rapproché du trajet d’une vie humaine, mais de manière plus dramatique que dans le livre précédemment analysé. Encore que ! Si je reprends regard sur… le Rhône, je découvre un fait typographique d’importance que je n’ai pas signalé : la coexistence sur la page d’une impression traditionnelle et de la reproduction typographique d’une écriture cursive, comme faite à la main. Ces sortes d’apartés scandent et commentent le récit principal, y produisant l’effet d’un double registre. Leur ton est d’essence poétique, ils jouent ainsi, sur le plan stylistique, le rôle du choix du vers pour le poème initial de Valais de cœur. Or, que trouve-t-on au moment d’aborder la naissance du fleuve dans regard sur… le Rhône ? « Un cri… Celui de toute naissance, écho répercuté de nostalgies futures. Ici, partant d’une matrice de plus en plus décharnée de son corps de glace. » (le réchauffement climatique et la fonte des glaciers ne sont pas oubliés !)
Toute naissance est donc une blessure et porte en elle les regrets futurs de la perte irrémédiable de l’enfance ; de plus, dans le poème de Valais de cœur, la mort est déjà présente. (La poète dit ailleurs, dans un autre poème : « Ma mort grandit en même temps que ma vie. » Et dans un très beau poème dédié à la mémoire de son père, pour marquer les onze ans de sa disparition, elle écrit : « Onze ans, aujourd’hui, à l’aube du jour et de l’été / Ta vie mettait au monde sa mort […] » et plus loin : « Toi, devenu si léger sans le poids de ta mort. / Comment n’aurais-tu compassion de nous / Qui la portons encor, qui la nourrissons / De notre sang, de notre chair […] ») Et elle formule ce vœu qui ne peut être exaucé à l’aune d’une vie humaine : « Rester cette enfance / Où l’eau ne sait rien / Des morts qui l’attendent […]» Le miracle du fleuve cependant fait que l’on peut remonter son cours et permettre le retour aux sources : c’est ici aussi l’image du phénix qui renaît, de l’eau et non pas de la flamme ; mais chez Pierrette Micheloud les deux éléments sont très souvent proches, voire liés. Le jeune fleuve Rhône est maintenant en marche avec toute l’épaisseur de ses rives et la verticalité de ses montagnes, avec ses villages et leurs visages de pierre et de bois, les gens aussi, ceux de la diaspora qui, comme elle, sont partis mais reviendront au bout de leur vie «planter leur tente», ceux qui, comme elle aussi, savent remonter aux sources. Cependant le Rhône mûrit, il accueille la plaine, les vignes, « l’âme double des roses » (rappel discret de Rilke et de l’épitaphe qui figure sur sa tombe dans le cimetière de Rarogne : « Rose, ô pure contradiction, désir de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières » ?), il descend encore vers les villes, où son chant se perd, malgré les cloches, qui ne sonnent plus que par habitude ; il va vers les tombes des hommes, il va descendre jusqu’à la mer, se fondre dans l’anonymat, «cesser d’exister», jusqu’à ce que quelqu’un se souvienne de sa genèse, qu’il remonte son cours et que, par la grâce de ce retour, il mette au monde un recommencement. Entre deux, il y aura eu les villages et leurs cloches oublieuses, les cimetières et les amours, la perte de tant de choses primordiales, les champs de jasmin, l’espoir des vergers et les terres sauvages du fleuve d’autrefois pour qu’enfin, après « combien de temps combien de vies », tout puisse renaître.

J’espère avoir montré comment, par le truchement du fleuve, la poésie de Pierrette Micheloud parvient à relier l’être aux deux axes, vertical (dimension cosmique) et horizontal (dimension humaine), qui structurent l’anthropologie micheloudienne. regard sur … le Rhône privilégie l’axe horizontal du regard surplombant qui accompagne le fleuve dans son écoulement vers le lac, compagnonnage serein, toute nostalgie apaisée dans l’acceptation du cours du temps et de la force des choses. Dans Valais de cœur en revanche. texte plus ancien, les regrets sont encore inapaisés, de la perte de la sauvagerie originelle du fleuve et celle de sa propre enfance, si semblable, si proche ; mais ces poignants regrets sont rédimés par ce rêve du retour possible vers la genèse du fleuve et par là même vers les retrouvailles éblouies de l’être avec son origine. Plus de perte irrémédiable, mais un recommencement dans l’union de l’être avec le fleuve (« Rechercher l’image perdue / Capter des bribes de soleil / S’unir à lui / Redevenir la goutte d’eau pure / qui recommence le monde »

Catherine Dubuis