Discours de remerciements du lauréat

Portrait de Pierrette Micheloud en 2016

Mon cher Jean-Pierre Vallotton,

Par quel chemin la vie nous mène quelquefois!
Le prix par lequel tu m’honores, de conserve avec les membres de ton jury, j’étais loin d’en rêver ! Cela fait quelques années que nous sommes sans nouvelles l’un de l’autre. Et pourtant, je garde intacte la mémoire de nos promenades parisiennes, le soir, au début des années 2000. Mes oreilles bourdonnent encore de nos conversations…
L’émotion me submerge lorsque je songe à Cora Vaucaire, à Patachou et tant de voix à textes, pour ainsi dire, des voix gorgées d’humanité et à travers lesquelles la vie étreint à chaque inflexion de syllabe – de même que chaque timbre, chaque couleur musicale. Tu as fait mon initiation, je l’avoue. Je n’insiste pas en ce chapitre parce que le Nobel de littérature vient d’échoir à Bob Dylan…
Car Pierrette Micheloud ne cherchait pas – en tout cas, pas en ma présence – à chanter.
On s’était vus à trois, je ne me rappelle ni la circonstance ni le lieu. C’était probablement à Paris. Elle m’avait offert – ou me l’avait-elle fait envoyer de Suisse? – un assez gros volume de son anthologie personnelle. Pendant notre rencontre, je me souviens qu’elle me regardait de biais. Avec le recul, ce regard a acquis un sens qui m’avait échappé à l’époque.
C’est Choix de poèmes (1952-2004), l’anthologie établie par tes soins, qui m’a permis de voir Pierrette Micheloud – de la voir et de l’entendre, tout ensemble.
Alors, je me suis souvenu qu’elle me regardait de biais comme m’ajuster à sa propre scansion. Sans doute, j’arrange un portrait trop flatteur pour moi. Il n’empêche. Quel poète, quel écrivain n’a jamais cherché chez un confrère, une consœur l’image éperdue de lui-même ? C’est une réaction des plus banales — un acte réflexe, en somme. Dans le meilleur des cas, ils constituent la première marche qui nous déprend de nous-mêmes.
Quand on s’est vus, Pierrette Micheloud, par sa posture, se demandait si je pouvais l’entendre. Aussi m’offrit-elle son profil. Comme je la remercie pour sa subtilité!
Mes poèmes, en effet, sont à l’opposé du lyrisme où baignent les siens. Flaubert avait réputé impossible tout dialogue entre les styles, mais est-ce si sûr? Car, hormis l’enfermement dans une unique esthétique, aucun obstacle n’est irréductible. Tous les styles communiquent, telle est la banalité qui échappe si souvent aux écrivains! Comme je suis heureux de retrouver intacte la figure de Pierrette Micheloud dans «Intermède», par exemple :

Et commença la captive errance
De l’œuvre au noir
Le joug de l’instinct possessif
La dure servitude.
Reviendra-t-elle
La saison blanche
Neige
Aux vastes draps des amantes
Leur nuit, leur étreinte
Leurs rêves de poissons rouges?

Une solitude s’énonce, une parole aux antipodes de la parole, tant elle fraye avec les hauteurs. La vision devient son, le son devient espace, l’espace s’abîme dans le vide, un vide habité, mais solitairement – «les poissons rouges» le colorent à peine. Face à ce poème, son auteure se demandera toujours avec raison ce qu’un lyrique de mon espèce peut bien y comprendre. A priori, elle n’aura pas tort!
Néanmoins, nous partagions beaucoup de choses, car j’ai pratiqué plusieurs veines en poésie… Entre autres, son poème intitulé «Partage» pourrait nous réconcilier:

Terre et flamme
Toujours ce duel
Au centre du mot
Tour à tour
Espoir et torture.

Nous savons ces choses
Comme un lys
À l’heure d’éclore
Sait l’aveu
Qui brûle et se tord
Dans l’orgie
Complexe du blanc.

Il y a un élément qui parcourt la poésie de Pierrette Micheloud, et que je cultive, tel un forcené, comme elle: le registre du mineur. Même en Occident, peu de poètes sont sensibles à ce registre-là.
Chez nombre de nos confrères, la poésie, tel le chant a capella, est accordée au mode majeur. Les infimes nuances où les voyelles accueillent le vide dans le registre mineur sont gommées. Pierrette Micheloud manie cet art à merveille. Sa parole se suspend sans cesse, avec un soupçon de métaphysique qu’elle évacue avec son aptitude sans pareille à coller au concret.
Là où le solaire l’emporte chez moi jusqu’au lyrisme le plus échevelé, le mineur lui permet de circonscrire sans tapage, sans violence, juste avec cette clarté qui repose le cœur, les yeux, les choses. Ce n’est rien et c’est tout.

La hauteur qui caractérise sa voix a quelque chose de Marguerite Yourcenar. Mais elle s’ingénie à la masquer, à la faire oublier. Car son poème est discours, un discours qui produit un éclat sombre – sinon translucide, telle la chrysalide à laquelle elle fait allusion si souvent.

Pierrette Micheloud est une voix, unique par définition, une veilleuse éveillée.

Réponds, ô frère
Absent par les autres,

Toi,
Le seul d’être assez seul
Pour capter la souffrance
De cette étoile qui marche

En marge des constellations1.

Pierrette Micheloud raconte son histoire, celle des femmes, des choses et du monde avec une évidence arrachée au tumulte de la vie. C’est beau comme l’éclat du «Deuxième jour»:

Plus loin ces gardiennes
Autrefois des cimes, ronde
Blanche autour de toi:
«Pour nous… – leur voix toutes ensemble –
La pureté va de soi»

L’écriture est une conquête.

Nimrod
Amiens, Plachy-Buyon, 19 octobre 2016.

1 Pierrette Micheloud, «Vingtième siècle», Choix de poèmes (1952-2004). Établie et présenté par Jean-Pierre Vallotton, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2011, p. 100.