Eloge du lauréat par Jean-Pierre Vallotton

Bonsoir

Chaque poète a probablement vécu sa scène capitale, qu’il en soit conscient ou non, cet instant, d’horreur ou de splendeur, où tout bascule, et qui va décider de sa vocation artistique.
Pour Pierre Voélin, que notre Jury, composé de Catherine Seylaz-Dubuis, Jean-Dominique Humbert, Ferenc Rákóczy et moi-même, Jean-Pierre Vallotton, a décidé de célébrer ce soir en lui attribuant le Grand Prix triennal de Poésie Pierrette Micheloud pour l’ensemble de son œuvre, cela s’est passé, semble-t-il, au cœur de l’enfance, lorsque ses parents l’ont emmené visiter le camp de Dachau. Je le cite dans l’ouvrage collectif Arts poétiques: «Dachau: pourquoi cette Horreur? Une telle Horreur? Une telle Monstruosité? Une si extraordinaire Infâmie — cela (il est donné à chaque homme de le comprendre) qui excédera toujours les mots d’aucune langue? Comment l’homme d’espèce européenne a-t-il pu se renier à de telles profondeurs?

Cet événement, je le sus en une fraction de seconde (la disparition par millions des Juifs européens, d’abord marqués, parqués; puis arrêtés, affamés, fusillés, étranglés, égorgés, enterrés vivants: finalement en une Solution finale, déportés, exterminés par le gaz…) est un événement à l’échelle des millénaires. Nous sommes très loin, cinquante ans après les faits, d’en avoir pris la mesure. Cette catastrophe est celle de l’espèce: sa portée ne peut être que métaphysique. […] Or il m’arrive de penser que mes livres de poésie — livres de peu de mots — n’ont pas d’autre raison d’être que celle d’accueillir ces questions-là, insoutenables; non par un complexe d’Atlas qui m’habiterait, non par goût du mal et du malheur éteint, de la mort passée (les démoneries de chaque jour y suffiraient), ou par je ne sais quelle fascination morbide (celle que partagent la mangouste et le cobra), non, à cause, je veux dire d’une urgence: il fallait que des pages fussent ouvertes et offertes à la mémoire, à la fragilité de ses traces; il fallait que naissent des poèmes où l’homme eût encore visage d’homme; que certaines pages deviennent linceul — et, aux yeux de certains lecteurs, par impossible, source de méditation, de pardon, de contrition. Ce pardon que trois générations allemandes n’ont pas pu ni su exprimer.»
Si le poète avait alors entre dix et onze ans, ce n’est véritablement qu’à l’âge de quatorze ans que la hantise de ce souvenir se fera jour. Permettez-moi de le citer dans un autre ouvrage collectif, Les mots du génocide: «Si je remonte dans mes souvenirs, je puis dire que j’ai commencé à saisir les dimensions du crime, sa topographie hallucinante, vers quatorze ans, au seuil de l’adolescence (encore que l’événement m’ait atteint dans l’enfance déjà), mais je l’ai compris dès lors comme l’héritage propre à l’Europe et aux Européens — j’en ai pris une vive conscience au début des années soixante, et par étapes, ce crime impensable est venu occuper le centre de ma réflexion poétique.»
Plus loin, il nous dit encore : «J’ai donc voulu laisser des traces — bâtir de frêles poèmes contre l’amnésie. Nous avons encore à nous transporter vers les camps d’extermination, à stationner sur leurs seuils, à regarder, à imaginer, à penser le Monumentum d’Auschwitz non comme une métaphore, un signe à moitié recouvert de scories de toutes
sortes, les pitoyables saletés des antisémites actuels, mais comme le référent de notre modernité: là se posent les vraies questions, celles de notre survie en tant qu’êtres humains doués de langage, capables de symboliser le sens ou le non sens de leur être au monde.»
Pour remplir cette tâche ambitieuse, le poète, ce «Frère de la nuit, précurseur du jour», selon Mandelstam (un poète capital pour Pierre Voélin), se doit de «prendre langue avec le réel», ainsi qu’il l’écrit dans De l’air volé, fragments d’un art poétique: «Je voudrais le souligner, la poésie ne prend langue qu’avec le réel. Elle est à mes yeux de l’ordre du constat,si bien qu’elle oblige à beaucoup d’attention et de vigilance,elle ressemble à la tâche du chimiste qui pèse soigneusement les parts de matière avant de les mettre en contact. Êtres et choses ont leur dignité qu’il faut savoir respecter si l’on ne veut pas être en porte-à-faux avec le réel. Ou faux, tout simplement.»
Dans Le fleuve Alphée, Roger Caillois affirmait: «La dette que chaque écrivain contracte envers sa langue maternelle est imprescriptible. Elle ne s’éteint qu’avec lui.» Je ne pense pas que Pierre Voélin réfutera cette assertion, lui qui a souvent manifesté son amour (le mot n’est sans doute pas trop fort) pour la langue française, qu’il a d’ailleurs si bien servie.
Pour Primo Levi (un auteur auquel Pierre Voélin se réfère souvent), «la poésie est intrinsèquement une violence faite au langage de tous les jours».
La formule me paraît à la fois vraie et fausse si on l’applique à l’œuvre de Pierre Voélin. Vraie, pour les raisons qui ont été évoquées tout à l’heure; fausse, si l’on considère l’usage précis et rigoureux qu’il fait des mots, qui sont souvent les plus humbles (encore une notion qui compte pour lui): on peut ouvrir au hasard n’importe lequel de ses livres, jamais on ne le prendra en défaut du bon usage d’un vocable ou de ne pas lui avoir trouvé la seule place qui lui convenait. Peut-être me direz-vous que c’est bien la moindre des choses pour un poème? Il y a pourtant de nombreux écrivains qu’il serait charitable de ne pas soumettre à ce test révélateur…
Vous l’aurez compris, pour Pierre Voélin, la poésie ne saurait être un jeu, ni une simple construction de l’esprit, mais bien l’un des derniers lieux où la parole humaine, dans toute sa fragilité, demeure essentiellement vraie et authentique.
Dans son remarquable recueil de proses intitulé La nuit accoutumée, il nous l’explique mieux que je ne saurais le faire: «Le poème n’est guère qu’une bouée de sauvetage, car il est vrai que nous sombrons à chaque instant, et là où nous sommes, et qui que nous soyons, et quelle que soit notre condition. Curieux que tant d’êtres ne s’en aperçoivent même pas! Le croirait-on, à peine si nous sommes accrochés au temps qui déménage et déménage. Le poème serait donc au sens propre un moyen de survie, un don très provisoire, certes non l’idéal, mais l’un des moyens d’aller d’une aube à une autre, d’un regard à un autre regard, d’une bouchée de pain à une autre bouchée de pain…»

J’ai le grand plaisir d’accueillir Pierre Voélin.

Jean-Pierre Vallotton, président du Jury