Entretien de Emmanuelle Vollenweider avec Jean-Pierre Vallotton

Entretien de Emmanuelle Vollenweider avec Jean-Pierre Vallotton à propos du Prix et de Nimrod pour le site poesieromande.ch

– Le Prix de Poésie existe selon la volonté de Pierrette Micheloud. Pourquoi désirait-elle la création de celui-ci?
Dès son plus jeune âge, et jusqu’à sa mort, la poésie a été la préoccupation majeure de Pierrette Micheloud. Outre son œuvre poétique personnelle (24 livres de poèmes publiés de son vivant et 5 volumes posthumes), elle a écrit des centaines d’articles consacrés aux poètes les plus divers dans plusieurs périodiques, essentiellement suisses et français. Citons La Voix des Poètes (dont elle a été la rédactrice en chef), Les Nouvelles littéraires, La Liberté, La Gazette de Lausanne, Construire. Ces textes sont du reste en cours de recensement et nous envisageons de les réunir en un ou plusieurs volumes.
En 1964, elle crée à Paris, avec Edith Mora, le Prix Louise Labé qui récompense un livre de poèmes paru dans l’année. La particularité de son jury était d’être composé (et c’est toujours le cas aujourd’hui) uniquement de femmes, à une époque où elles étaient rares à être admises dans les jurys littéraires.
Dès lors, on peut aisément comprendre qu’elle ait souhaité poursuivre son action en faveur de la poésie au-delà de sa propre mort en créant ce Prix.

– Quels sont les enjeux de l’attribution de ce prix pour le poète?
La publication d’un livre de poèmes (dont le tirage moyen tourne autour des 500 exemplaires) passe, la plupart du temps, inaperçue. Rares sont les médias traditionnels qui en rendent compte. Quelques blogs et sites spécialisés, comme le vôtre, semblent aujourd’hui prendre le relai. La situation actuelle de la poésie est paradoxale: on prétend qu’elle a de moins en moins de lecteurs, mais il semble que l’on n’a jamais autant publié de livres de poèmes! Son problème majeur reste celui de la diffusion et bien des librairies hésitent à créer un rayon poésie. Il est donc relativement difficile pour le lecteur intéressé de découvrir de nouveaux poètes.
Lorsqu’un livre arbore la bande «Prix de poésie Untel», il a plus de chances d’être remarqué. C’est donc donner un coup de pouce, aussi modeste soit-il, que d’attribuer à un recueil un prix de poésie d’une certaine renommée.
Le fait d’être reconnu par ses pairs (les membres des jurys sont la plupart du temps eux-mêmes poètes) peut aussi être réconfortant pour un poète, dans la mesure où il reçoit en général peu d’échos de ses publications.
Par ailleurs, notre Prix est assorti d’un chèque de 20’000 francs suisses (et même 40’000 pour le Grand Prix que nous attribuons tous les trois ans pour l’ensemble d’une œuvre). Si les prix importants qui couronnent un roman (Goncourt, Fémina, etc.) font vendre en principe un nombre considérable de livres, et rapportent donc de substantiels droits d’auteur, ce n’est malheureusement pas le cas des prix de poésie (je parlais plus haut d’un «coup de pouce»). Le fait que nos prix de poésie soient richement dotés (ce qui est rarement le cas) est évidemment non négligeable pour nos lauréat(e)s.

– Selon quels critères le jury décerne-t-il le prix?
Pour répondre clairement à cette question, le plus simple est de citer le règlement du Prix (consultable sur notre site www.fondation-micheloud.ch): «La Fondation Pierrette Micheloud attribue le Prix de Poésie Pierrette Micheloud à un(e) poète d’expression française, quelle que soit sa nationalité. Pour attribuer le Prix, le Jury distinguera un(e) poète:

  • remarquable par son indépendance d’esprit et son engagement poétique;
  • auteur(e) d’une œuvre se distinguant par son originalité et ses qualités d’écriture;
  • dont l’œuvre reflète souci et respect de la Nature (sans tomber dans les clichés);
  • dont l’œuvre affirme des préoccupations métaphysiques et/ou spirituelles (et non pas religieuses au sens restreint du terme).

Pour se déterminer, le Jury devra convenir que l’œuvre choisie répond au moins à trois des critères définis ci-dessus.»
Comme vous le voyez, la barre est placée très haut!

– En quoi l’œuvre de Nimrod se distingue-t-elle?
Si l’on reprend les critères mentionnés ci-dessus, je pense qu’ils peuvent tous s’appliquer à l’ouvrage primé.

– Plus personnellement, qu’est-ce qui vous a touché dans ses textes en tant que poète?
J’ai lu à peu près tous les livres de Nimrod (poèmes, romans, essais). Dès son premier recueil, «Pierre, Poussière» (1989), j’ai été frappé par les qualités de son écriture: une parole forte, fraternelle, sans concessions, faisant une grande place à un lyrisme maîtrisé dont la poésie française, depuis quelques années déjà, manquait cruellement, même si elle ne le savait pas. Sa langue, et c’est l’un de ses charmes, a des particularités qui n’appartiennent qu’à elle, et c’est aussi à cela que l’on identifie un poète authentique. Une phrase telle que «Aimer la nuit parce qu’elle seule connaît le chemin» ne pouvait que me séduire. En fait, j’aurais aimé l’avoir écrite!
Ce qui m’a frappé dans «Sur les berges du Chari», c’est sa diversité (clairement articulée en cinq parties) et la façon dont la poésie de Nimrod s’y renouvelle.
Nimrod nous avait habitués à des poèmes parcourus d’un souffle puissant, aux phrases sinueuses, le texte pouvant se poursuivre sur plusieurs pages. On en retrouve également dans ce nouveau recueil. En revanche, ce qui me paraît nouveau chez ce poète, ce sont, dans la première partie («Ciels errants») des poèmes au contraire très brefs, sortes d’aphorismes tels qu’un René Char aimait les pratiquer: «Ma route est sûre / entre l’inespérance / et la béatitude», ou encore: «C’est ma mère / qui attend / son dos tourné / vers moi / telle une stèle».
Autre paramètre nouveau dans sa poésie, le poème engagé, le poème-révolte, le poème-cri (dans la partie justement intitulée «L’enragement»). Chaque poème se réfère à des événements précis (et se rapproche en cela des pamphlets de son recueil d’essais «La nouvelle chose française» (2008): mineurs sud-africains fusillés à Makarina, violente répression des étudiants tchadiens en 2015, etc.
Nimrod se pose donc comme un homme de son temps, qui réfléchit aux grands problèmes de notre époque et fustige ses injustices et ses excès.