Entretien entre notre lauréat et notre attachée de presse

Dix questions, plus deux

Grand Prix / Fondation Pierrette Micheloud

1

Vous êtes aujourd’hui récompensé pour l’ensemble de votre œuvre poétique, une œuvre entière teintée de gravité et d’un puissant sentiment d’urgence. Quel sens donner au geste du poète ?

L’urgence aujourd’hui serait d’un retour à l’humanité, du moins à ce qu’il en reste après le terrible vingtième siècle, les deux guerres mondiales … et cette guerre permanente qui se poursuit sous tant de formes depuis lors – une humanité en nous toujours en chemin de se perdre.
Que le moyen de ce retour soit les mots, voyez-vous, un certain usage de nos langues diverses, ne devrait pas étonner les êtres de langage que nous sommes. Les mots ne sont pas seulement cette monnaie d’échange de chaque jour, à bon marché, ils portent en eux la Figuration du sens de chacune de nos vies ; ils sont capables d’éclairer la vie en sa profondeur, insondable. Le sage et le religieux, le poète et le philosophe se partagent cette manne – mais les scientifiques aussi, au fin bout de leurs équations, se projettent, et doutent et se prennent à rêver, les mots non plus ne leur sont pas étrangers.

2

Vous écrivez que l’horreur des camps nazis est à l’origine de votre vocation. Qu’est-ce que votre visite de Dachau a-t-elle résolument changé, ou produit, en vous?

Sur le moment, entouré comme je l’étais par mes parents, la forte présence aussi de mon grand-père, à part l’effet de sidération, l’espèce particulière de silence qui régnait en ce lieu, rien. C’est dans les années de mon adolescence que la question qui m’avait été posée si tôt, en 1960, s’est trouvé petit à petit lestée d’un poids de réalité unique.
Quand j’ai pris la mesure (pour autant que cela fût possible) des tueries quasi infinies qui eurent lieu sous le règne des nazis, des communistes – que ceux-ci soient léninistes, trotskistes ou staliniens n’y changeait rien – sans oublier les créatures maoïstes, l’effet, quasi physique fut de suffocation… Impossible pour moi, par exemple, de seulement lire certains poèmes… Le mieux eût été de n’avoir que peu de sensibilité, n’est-ce pas, aucune imagination, il eût fallu qu’aucune représentation un tant soit peu réelle ne soit possible, toutes choses qui eussent facilité ma vie! Tant d’existences autour de nous qui semblent être de bovins mis à l’engrais, je n’oserais dire qu’elles le soient, en vérité!
La méditation des faits, à travers un lot de lectures au cours des années, a dessiné les contours de mon parcours d’intellectuel européen. J’ai accepté de me définir de la sorte, ce qui signifiait prendre en compte ce terrible destin de l’Europe, ouvrir les yeux tandis que les «trente glorieuses» battaient leur plein, et maçonnaient le silence sur les camps.
Que de temps il a fallu pour que l’on comprenne quelque chose au destin des Juifs européens après la tentative de les éradiquer de la terre ! La lutte contre toutes les formes de racisme n’est pas cessée, heureusement, nous le vérifions chaque jour.

3

En quoi la poésie vous semble-t-elle «la seule parole humaine qui puisse s’avancer jusqu’au cœur des catastrophes»?

Paradoxalement je voudrais dire à cause de sa fragilité. Elle est la parole de vie qui se dresse contre toutes les forces du mal, et les violences les plus atroces ne peuvent rien contre elle. Personne ne peut ôter une virgule au poème de Mandelstam qui dénonce la folie stalinienne, sur le vif, ce qui le conduira à la mort. Ou bien Jésus, souffleté par un garde, chez le Grand-prêtre: «Si j’ai mal parlé, dis-le ; si j’ai bien parlé, pour quelle parole me frappes-tu?» Aussitôt le visage du bourreau s’effondre, il « perd la face » et ne la retrouvera pas.
Certes, une telle parole, mystérieuse, est bientôt flagellée, radicalement écrasée, au même rythme que les corps dans un premier temps, mais elle se retourne plus tard, une fois que l’Histoire s’est déplacée, elle produit alors ses effets de déflagration, et rien, absolument rien ne reste caché, au grand dam des nazis, par exemple, et de tous ceux qui ont volé à leur secours, ici, en Europe. Aucune responsabilité ne peut être niée. Et les tentatives révisionnistes et négationnistes sont ridicules. Et le passé ne passe pas, tout au contraire, il demeure imprévisible. Sous l’ongle du tyran, il ne reste rien… C’est le sens de l’un de mes titres: Sur la mort brève.

4

Au-delà de l’horreur de la shoah, vous ne cessez d’aborder le tragique de notre condition humaine, soit notre finitude. Notre mort mais aussi la mort des êtres aimés. Comment expliquez-vous que ce thème ait pris une telle place dans votre œuvre?

La vie s’éclaire pour chacun dès que la mort y trouve sa place, non seulement comme une donnée limite mais comme un possible achèvement de notre destin. Accepter d’être les passagers que nous sommes introduit à la vérité de l’existence. Nous n’avons qu’une vie et elle est précieuse et elle se perd. Jean Paulhan nous dit, comme ça, en passant, que la vie a une odeur de joie comme les roses ont une odeur de roses. Je partirais de là si l’on voulait parler de la part du tragique dans nos existences : il y a d’abord une bonté fondamentale de la vie en elle-même. Et cela n’empêche pas qu’il faille lutter, que des êtres vous manquent, que d’autres vous trahissent, mais chacun est appelé à vivre son destin jusqu’au bout, jusqu’à l’heure du jugement qui ne nous appartient pas. Possession et dépouillement vont de pair. Vivre est se déserter soi-même… De toute façon, l’univers ignore tout des aspirations de l’âme, et notre vie s’en va ailleurs…

5

A aucun moment votre poésie ne se fait révolte. Comment comprendre ce profond sentiment d’acceptation qui traverse votre œuvre, même face aux douleurs les plus vives. En avez-vous toujours été conscient?

Une chose est la révolte contre les conditions sociales et politiques qui sont faites à tant de femmes et d’hommes sur la terre – les injustices y sont multiples, incessantes, torturantes, et mes pages de prose en gardent bien des traces, comme mes interventions en revue ou dans les journaux quand j’y ai accès, une autre est la révolte en poésie ; c’est peut-être l’affaire de l’extrême jeunesse, voyez Rimbaud et l’affreux constat d’échec que mesure Une Saison en enfer. Sans oublier son abandon résolu et définitif de la parole. Bref, toute une rêverie accompagne ce mot. Mais la révolte qui m’intéresse est celle du poème qui impose sa propre logique, définit sa propre lecture du monde. Dans ce sens tout poème véritable porte en lui une large part de révolte puisqu’il donne à voir une vision autre du réel. La poésie est ce qui rompt l’accoutumance. Elle n’a rien de sacré, mais elle ouvre à certaines réalités comme le font la peinture ou la musique. J’ai écrit quelque part: «Les poèmes feront la guerre plus sûrement que les soldats des pelotons d’exécution.»

6

La nature, la végétation, la terre est également omniprésente dans votre œuvre. Quel rapport entretenez-vous avec elle? La percevez-vous plutôt comme un refuge ou une source inépuisable de vie?

«O nature, ô ma mère», on connaît les sarcasmes de Rimbaud, pour revenir encore à lui.… Mais quand la terre est prête à sombrer, notre regard sur elle se met peut-être à changer, non?
La nature n’est pas Dieu, peut-être seulement les séquelles du langage de Dieu.., et qui pourrait s’effacer d’un instant à l’autre. De la mésange nonnette aux pulsars, elle relève à nos yeux d’un constat, nous ne sommes pas à son origine. Ce qui devrait continuer d’instruire les hommes ; mais d’hôtes qu’ils étaient, ils sont devenus les grands prédateurs, les grands destructeurs, les grands prévaricateurs.
Or, nous sommes des terriens et la place qu’occupe notre planète dans le système de la galaxie est si étrange et si extraordinaire à la fois que nous restons pantois pour autant que nous n’ayons pas perdu le sens des proportions à force de nous projeter dans la technique et le devenir qu’elle nous promet in abstracto. Qui peut imaginer le retour à une maîtrise de la part des hommes?
J’aime que les japonais visitent jour après jour, heure par heure, les arbres de leurs parcs en guettant l’instant miraculeux de la toute première floraison, une telle attention nous sidère. La terre est moins un refuge qu’une source de bienfaits et d’énergie, outre qu’elle nous fournit une réserve d’images, de symboles et de mythes qui nous aident à nous situer dans l’évanouissement perpétuel de l’être.

7

Vous écrivez à l’os, en accordant une place toute particulière au silence, à l’ellipse, à la suspension. Est-ce à dire que pour vous trop de mots tue le sens?

Oui, je ne voudrais pas trop m’éloigner de notre langue et de son génie propre, cette langue de cour si raffinée qui permet, pour la sauvegarde de son efficace, de sa beauté, et de son élégance, les plus vifs raccourcis même si elle ne dédaigne pas, nous le savons, la répétition. C’est par essence, selon moi, que la poésie aime et révère la concision, et l’ellipse, et la litote. J’aurais dégoût d’une poésie qui bavarde… La poésie est par nature un resserrement de la parole, elle ne capte que des instants d’illumination dans son précipité quasi chimique. Le silence trouve là son abri, comprenez-le. Elle est le fruit de la longue patience et des sacrifices. Ecrire c’est savoir renoncer, s’obliger à effacer, une vertu froide!

8

Votre poésie est traversée de multiples échos à d’autres œuvres de poètes, en révérence. Que vous inspire aujourd’hui la marginalisation de cet art?

La grande poésie, pour être goûtée et mise à sa juste valeur, exige une véritable culture, tout un savoir, plus ou moins complet, un respect des formes de la langue dans son devenir historique, c’est l’évidence. Faut-il croire que nous irons toujours du même pas vers plus de banalités, et que la partie est perdue vu l’état de l’éducation aujourd’hui où l’on ne forme plus, en Europe du moins, que de braves petits soldats de la mondialisation? Et que dire de la formation des petits chinois! Mais les poètes du monde entier – n’importe qui peut les fréquenter de la manière la plus obvie en ouvrant les livres qu’ils nous ont laissés – ne sont pas morts; si les médiateurs français se montrent particulièrement hostiles envers eux, il n’en va pas tout à fait de même dans le reste du monde.
Quant à l’art véritable, il est essentiel, il ne saurait être «marginalisé» même le jour où il ne concernera plus qu’un petit nombre d’individus sur terre…

9

Votre poésie n’est pas faite que de mots mais d’agencements, elle va de textes en miroir à des suites organisées. Pour vous l’avenir de la poésie serait-il graphique?

Je ne saisis pas bien la question – le lettrisme, très peu pour moi – mais il est sûr, pour dire quelque chose de ma pratique du poème que dans les minutes ou les heures (le processus peut être très bref) où j’écris un poème mon œil travaille et ne cesse de travailler: il y aurait comme deux yeux qui s’ouvrent et circulent : l’un, extérieur, sur la page, à la recherche des rapports entre les mots, des connivences entre eux (l’on se souvient que Mozart, dans sa naïveté d’enfant, cherchait «les notes qui s’aiment»); et l’autre, tout intérieur, sur la peau de l’âme, si je puis dire, observant son tremblement, qui ne cesse pas.
Maintenant il est clair que le livre de poésie est une architecture, on sait jusqu’où cela a pu conduire Stéphane Mallarmé dans sa rêverie sur Le Livre. Mais la poésie n’a d’intérêt que si elle sert la vie dans son présent – un évanouissement perpétuel…

10

Le Prix Renaudot et le Prix Goncourt récompensent deux ouvrages également hantés par l’horreur nazie. Comment vous expliquez-vous que l’empreinte de l’Holocauste dans l’ imaginaire des écrivains, soit encore actuelle, et même dans les plus jeunes générations?

Je pense que cet événement, la shoah (gardons ce mot désormais, qui n’évoque aucune sorte de sacrifice sur le plan religieux), interroge toute l’humanité, et continuera de l’interroger, mais d’abord les Européens et leur histoire tragique. Tout génocide sera toujours à la fois dans et hors du Temps. Plus le temps passe, bien loin de nous en éloigner, mieux nous sommes capables d’en mesurer les dimensions extrêmes… Nous avons à nous relever de ce pas monstrueux, qui n’est pas seulement un faux pas, aisé à corriger, nous avons à inventer une politique qui ne permette pas le retour d’une telle barbarie. De ce point de vue, l’actuelle politique européenne est insuffisante. La réconciliation des peuples, sans passer sous silence leurs différents héritages, sans vouloir renforcer l’absurde concurrence des mémoires, eh bien, ça s’invente, ça n’est rien de facile à créer.

11

En aurons-nous jamais fini avec le crime nazi?

Il n’est pas imaginable d’en avoir fini avec le crime nazi, impossible de détourner les yeux pour regarder ailleurs, nous savons que des traces de cette idéologie sont très présentes, vivaces pour ainsi dire, dans toutes les sociétés européennes. Les mouvements néo-nazis sont actifs de par le monde. Par ailleurs ce crime est l’aboutissement – il n’était pas fatal, c’est sûr, les responsables existent, ont existé – d’une dérive qui est présente et s’inscrit déjà dans la conquête, immédiatement poursuivie à travers l’aventure de la colonisation, celle-ci voulue, organisée, longuement soutenue contre des peuples – des hommes et des femmes soumis par la force et l’extrême violence, et non moins par l’effacement radical de leur statut d’êtres humains à part entière. Lisez à titre d’exemple le sombre livre de Sven Lindqvist: Exterminez toutes ces brutes / Le Serpent à plumes, 1998 ; cet écrivain nous rappelle comment fut traité le peuple Herero parmi bien d’autres.

12

Vous avez été professeur de lettres. Par quels mots arriviez-vous à donner, à ceux qu’elle effraie, le goût de la poésie?

Y serais-je arrivé que je ne le saurais pas, je ne crois pas que mes élèves me lisent, quelques-uns peut-être.
Pas de recette en tous les cas, et mieux vaudrait de confier la parole aux trois générations d’élèves que j’ai eues durant mes trente-six années d’enseignement. L’essentiel est de permettre à l’élève d’expérimenter la parole de poésie comme la sienne, je veux dire comme une expression à soi même si elle passe par les mots d’autrui. Je me souviens par exemple d’avoir mis en scène dans une classe la Conversation-Sinfonietta de Jean Tardieu, et les rires des grands adolescents qui se renvoyaient la balle, exprimant leurs propres et nombreux conflits par la grâce de la parole poétique.

(Propos recueillis par Anne-Sylvie Sprenger en vue du dossier de presse, novembre 2017.)

Pierre Voélin