La revue «Itinéraires» publie un article de Catherine Dubuis sur Pierrette Micheloud

Pierre au fond le plus secret du chant
Où l’on te croit silence, je sais
L’abrupte rumeur des voix éteintes1.

Pierre, mot où chante le poème

Pierrette

Perdre tout pour gagner une étoile
Inciter le jour à éclater
Enfreindre la punition mortelle
Résoudre l’absolu par le feu
Remonter le fleuve à contre-flot
Elire déesse la clarté
Torturer de lumière les masques
Tendre un fil de chanvre sur l’abîme
Etre vivante jusqu’à la pierre2.

La poète Pierrette Micheloud est peu connue dans le canton de Vaud, car elle a mené sa carrière à Paris et s’est fait connaître surtout en Valais, son canton d’origine. Par ailleurs, il n’est pas facile de trouver un chemin vers sa poésie, très originale, et nourrie à de nombreuses sources émanant des domaines les plus divers, mais tous unis par ce point commun : leur haute teneur en spiritualité. Je mentionnerais en vrac l’astrologie, l’alchimie, la symbolique des rêves3, la numérologie. D’autre part, cette poésie s’appuie sur la vaste culture de son auteure, non seulement dans les domaines littéraire et philosophique, mais aussi dans celui des arts plastiques, Pierrette Micheloud étant également peintre.

Je vais introduire cet article d’initiation à la poésie de Pierrette Micheloud par une brève biographie. Puis je me servirai du sujet même de ce numéro d’Itinéraires pour aborder un recueil particulier, intitulé Les Mots la Pierre, et faire apparaître quelques-uns des thèmes privilégiés de cette artiste.

Pierrette Micheloud est née en 1915, de père d’origine valaisanne, mais de mère jurassienne protestante ; de nature rebelle (le poème cité en exergue à cette étude le dit assez), elle a revendiqué son éducation protestante face à un environnement profondément catholique : la paroisse de Vex, dans le val d’Hérens, où se trouvait aussi une chapelle protestante. Cependant, elle a toujours gardé un attachement particulier à la Vierge, qui répondait à son idéal de pureté. Détail amusant : toute sa vie, l’artiste a triché sur sa date de naissance, se rajeunissant systématiquement de cinq ans !

Au début des années cinquante, Pierrette Micheloud choisit de s’installer à Paris, où elle va mener une carrière de journaliste culturelle et de poète, publiant au fil des années de nombreux recueils, dont plusieurs ont reçu des prix prestigieux, comme le prix Edgar Poe pour Tant qu’ira le vent et le prix Apollinaire pour Les Mots la Pierre. Paris lui permet aussi de vivre sans trop porter de masques son homosexualité. Mais elle n’oublie pas son pays d’origine : pendant plus d’une quinzaine d’années, elle viendra en Valais, en été, sillonner les vallées en récitant ses poèmes. C’est ce qu’elle appellera ses tournées de troubadour.

L’âge venant, Pierrette Micheloud décide de déposer ses archives auprès de l’Etat du Valais auquel elle fait donation de l’ensemble de sa documentation, manuscrits, correspondance, journaux intimes et œuvres picturales. Tout ce fonds précieux pour les chercheurs se trouve à la Médiathèque-Valais Sion4. Pierrette Micheloud reçoit le Prix culturel de l’Etat du Valais en 2002, hommage de son pays à celle qui a consacré sa vie au service exclusif de la poésie. Elle meurt en 2007.

Pierre des origines

La pierre est pour Pierrette Micheloud le cœur rayonnant d’une foule de motifs qui se rejoignent de façon à former la singulière conception du monde de l’artiste, à la fois métaphysique, cosmologique, astrologique, utopiste. Et toujours profondément poétique. Dans ses poèmes, tantôt elle s’adresse à la pierre, tantôt elle est la pierre. Tout commence avec son nom, comme en témoigne ce poème fondateur :

Pierrette, petite pierre miche
De l’oued, lyre d’eau serpentine
Pierre à feu. Pierrette Micheloud.

P : lettre séminifère ignée
M : eau matricielle, un avant-goût
De fleur. Mon nom de gynandracée.

Par osmose féconder l’ovaire
Et m’en réjouir jusqu’au fruit. Paître
Le loup dans l’œil bleu de la licorne5.

Ce poème est extraordinairement riche, car il contient à peu près tous les thèmes essentiels à la compréhension de la poésie de Pierrette Micheloud. Il introduit l’importance de l’eau dans sa proximité avec le feu, deux éléments fondamentaux de l’univers spirituel de l’artiste, qui coexistent en elle. Et l’on sait l’importance de l’action du feu dans la pratique alchimiste. Dans ce poème se trouve également la référence à la gynandre, cette entité rêvée qui, au terme de l’évolution complète de l’humanité, réalisera l’unité originelle retrouvée des deux principes, masculin et féminin. Alors, tous les êtres seront gynandres, c’est à dire aptes à se reproduire par eux-mêmes. Et elle, Pierrette, fait déjà partie de cette famille mythique par la configuration prédestinée de son nom (« mon nom de gynandracée »).

Ensuite apparaît la licorne, ce symbole de la pureté au moyen âge. Dans l’iconographie chrétienne, cet animal fabuleux symbolise la Vierge fécondée par l’Esprit Saint. Sa corne unique évoque comme une flèche spirituelle, un rayon solaire, ou l’épée de Dieu6. Elle est un des protagonistes du Petit traité sur la pierre philosophale du très ancien Noble et Philosophe Germain Lambsprinck7 et se trouve représentée dans la Troisième figure, en compagnie du cerf, couple que nous allons retrouver dans un autre poème de Pierrette Micheloud. Enfin, ce poème met en évidence la puissance de diffusion fécondante des mots, de la langue. L’activité du poète prend ainsi un relief étonnant, en tant que fondatrice de tout un univers.

Pierre enfance trahie

Pour revenir à la licorne, ne peuvent la voir que les êtres purs, les enfants possédés par le véritable esprit d’enfance. L’animal mythique sait faire la différence entre les « nabots », enfants méchants qui singent les cruautés d’adulte, et l’ « enfant imprévu » qui « se détache » et surgit « au bord de son champ ». Poursuivi par la « marmaille perverse » à coups de pierres bien involontairement complices, il trouve son salut auprès de la licorne, car « nul ne peut tuer / L’enfant ni la licorne. Leur vie / Est comme le vert nu des sapins // Elle a son puits au cœur d’elle-même.8»

Les mots, la pierre

Au fond de ma forêt cohabitent
De force, étant rêve du Ciel,
Seule à seul le cerf et la licorne9.

Revoilà la licorne, mais en compagnie du cerf, comme l’indique la Troisième figure du traité d’alchimie. Pierrette Micheloud revendique sa vision alchimique du corps humain (son propre corps, « ma forêt ») animé par la double entité de l’âme (le cerf) et de l’esprit (la licorne). Vision métaphorique, donc essentiellement poétique. Et c’est bien cette conception du monde et de l’homme, si proche de la création poétique, à la fois rencontre des contraires (l’eau et le feu) et transmutation symbolique des êtres, qui, dans l’alchimie, a si fortement attiré l’artiste.

Dernier aspect que j’aimerais relever (parmi bien d’autres qui restent à découvrir) : les mots sont des « pierres » qui servent à construire le poème. C’est un travail difficile et de longue haleine, qui doit faire surgir de l’obscurité de la pierre, du mot, la lumière du chant, du poème :

Qui veut te travailler
Pierre de l’obscure pierre
Doit aussi te chanter
Le chant est chair de la lumière10

Ce quatrain est la stricte mise en œuvre de la tâche qu’il préconise (le chant) : reprise poétique du mot « pierre », musicalité de l’allitération du « ch », rime (« pierre, lumière », « travailler, chanter »). Et ailleurs dans le recueil, pour bien souligner l’analogie entre les mots et les pierres, la poète met en miroir deux poèmes « construits avec les mêmes “pierres”», où reviennent, mais dans une autre ordonnance syntaxique, les mêmes substantifs11.

Sous l’herbe des mots12

La poésie de Pierrette Micheloud nous donne accès à une vision du monde en constante transformation, en marche vers une purification au fil des siècles, proche du principe de transmutation des alchimistes, dont elle admirait le savoir fabuleux. La pierre brute se transforme en pierre taillée, la parole grossière en langage poétique, l’humanité imparfaite en gynandrée souveraine. Les Mots la Pierre sont aussi, dit l’auteure, une « quête de la conscience à partir de la pierre, autrement dit : transmutation de la mort latente en flamme de vie13 ».

Catherine Dubuis

Texte publié dans le n° 103 d’Itinéraires sous le thème « Silence des pierres », 2018, pp.  33-36.
Nous remercions la revue Itinéraires de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

 

[1] Pierrette Micheloud, Les Mots la Pierre, Neuchâtel, A la Baconnière, 1983, p.65.

[2] Pierrette Micheloud, Tant qu’ira le vent, Paris, Seghers, 1966, p.39.

[3] Tendance jungienne.

[4] Sous la cote MV PM ; inventaire en ligne sur www.rero.ch.

[5] Les Mots la Pierre, op.cit., p.36.

[6] http://fbecuwe.free.fr/licorne1.htm.

[7] In Georges Ranque, La Pierre philosophale, Paris, Robert Laffont, 1972, pp.155-189.

[8] Les Mots la Pierre, op. cit., p.43.

[9] Ibid., p.105.

[10] Ibid., p.47.

[11] Ibid., p.62 et 63.

[12] C’est sous ce titre d’abord que le recueil Les Mots la Pierre a été accepté à La Baconnière, avant son intitulé définitif.

[13] Pierrette Micheloud, Poésie, Lausanne, L’Age d’Homme, 1999, p.13.